C'était au temps où Memnon chantait…
Ce que l'on nomme "Les colosses de Memnon" sont plus "justement" deux statues de pierre monumentales (entre 17 et 20 m de haut) représentant Amenhotep III, assis sur son trône, face au soleil levant. Elles se dressaient sur le parvis de son temple de millions d'années, l' "Aménophium", de part et d'autre de la porte du premier pylône. Magistralement conçu par le grand architecte Amenhotep fils d'Hapou, il était, en ce milieu de la XVIIIe
dynastie, le plus riche et le plus grand ensemble cultuel de la rive occidentale.
"Nebmaâtrê" lui-même en donna cette description : "Il le fit comme un monument pour son père Amon, Maître des trônes des Deux Terres. Un temple splendide a été fait pour lui sur la rive ouest de Thèbes, une forteresse d'éternité pour toujours, en belle pierre blanche de grès. Entièrement revêtu d'or, son pavement est orné d'argent, toutes ses portes sont en électrum, construit très large, et très grand et parfait à jamais" …
Mais… "sic transit gloria mundi"… Tombé dans le déclin puis l'abandon vers la XXe dynastie, sa splendeur s'en est allée... Ses murs et pylônes de briques crues se sont délités alors que ses pierres étaient remployées pour d'autres édifices. L'allée processionnelle et le mur d'enceinte ont disparu, les colonnes se sont effondrées, les statues ont été mutilées, martelées, jetées à terre ou récupérées par des successeurs … En l'an 27 av. J.-C., un terrible tremblement de terre l'a douloureusement fragilisé et l'impact des crues du Nil a été dévastateur. Les pillages du XIXe siècle, la remontée de la nappe phréatique et l'incendie de 1996, lui ont porté les ultimes coups de grâce…
Pendant des siècles, son glorieux passé ne subsista que par la présence de ces deux statues, fortement endommagées, dont seule celle du nord (à droite) sera - et doit être - identifiée comme étant LE "Colosse de Memnon".
Dans l'antiquité, elle était la plus dégradée des deux, la plus fissurée, et c'est, d'une certaine façon, ce "triste état" qui lui vaudra une célébrité qui dépassera les frontières… Eclipsant Amenhotep III le pharaon soleil, le "Memnon" chantant au petit matin deviendra un mythe, une divinité !
En effet, le géographe grec Strabon (64 av. J.-C. - entre 21 et 25 ap. J.-C.) note que, selon une légende locale, la statue se met à "chanter" au lever du soleil. Il certifie en outre avoir entendu lui-même le phénomène, sans pouvoir en préciser la cause, le son produit étant comme "un bruit analogue à celui que produirait un petit coup sec".
Les autres témoignages de ce phénomène, très souvent "immortalisés" par des graffiti sur le monument, se multiplieront, aussi divers que peut être inventive l’imagination humaine, mais concordants sur un même constat : le colosse "parle", ou "chante". Tacite parle du "son d'une voix humaine" et Pausanias évoque le son d' "une corde de cithare ou de lyre qui se rompt", Memnon saluant chaque matin, au lever du soleil, l'apparition d'Eos (Aurore), sa mère.
Quelques savants de la Campagne d’Égypte prendront connaissance de ces divers témoignages, en privilégiant la raison sur l’affabulation pour déjouer certains stratagèmes et le "charlatanisme des prêtres" destinés à nourrir la crédulité populaire. "Il faut remarquer, en général, qu'on a parlé avec plus d'emphase de la statue de Memnon à mesure qu'on s'est plus éloigné de l'institution primitive du culte qu'on lui a rendu. De quelque nature qu'ait été le son provenant du colosse fracassé, on ne peut douter qu'il ne soit le résultat d'une fraude pieuse. On pourrait se livrer ici à une foule de conjectures, toutes également probables, sur le mécanisme que les prêtres de l'Égypte mettaient en usage pour le produire…" (Jean-Baptiste Prosper Jollois, Édouard de Villiers du Terrage).
Au nom d’une science "objective" et insensible aux élans des croyances populaires, Jean-Antoine Letronne, membre du Comité des travaux historiques et scientifiques, consacra toute une étude à la "statue vocale de Memnon"…
Quant au baron Taylor, il écrit en 1839 avec une certaine lucidité que "tout ce qu’il y a de mystérieux dans les sons de la statue de Memnon pourrait bien n’avoir été qu’un simple effet de l’action du soleil sur la pierre"…
En 1840, dans le chapitre de son "Aperçu général sur l'Égypte" consacré aux minéraux, Antoine Barthélémy Clot-Bey apporte l'explication géologique suivante : "La brèche siliceuse agatifère de Syène est une pierre qui est aussi d’un haut intérêt. La statue de Memnon, si fameuse dans l’antiquité, a été taillée dans cette sorte de brèche, à la composition de laquelle elle dut sans doute la propriété merveilleuse dont elle jouissait, de rendre des sons harmonieux au lever du soleil"… Cette interprétation paraît plausible, même si la provenance de la pierre demeure encore incertaine… Pour Jean-François Champollion, ils étaient "formés chacun d'un seul bloc de grès-brèche, transportés des carrières de la Thébaïde supérieure (ndlr : partie méridionale de la Thébaïde), et placés sur d'immenses bases de la même matière"… Mais, pour Kent Weeks, les deux statues "furent sculptées dans un bel orthoquartzite, pierre très dure et très difficile à graver, apportées par bateau des carrières voisines d'Héliopolis à 700 km au nord (ndlr : à savoir du Gebel el-Ahmar), ou d'une carrière du sud - il n'y a aucune certitude en la matière. Les égyptologues pensent que cette pierre fut choisie à cause de sa couleur rouge, associée au culte solaire".
Au tout début du IIIe siècle, le colosse s'est tu. On doit son silence à Septime Sévère qui "avant la fin de son périple en Égypte à l’automne 200, souhaita voir le mémorable Memnon et, pour lui rendre sa dignité, décréta sa restauration". Plusieurs assises de blocs redonnèrent forme au torse sur lequel fut posée la tête… mais "Dès lors, il faut croire que le 'chant' du fils de l’Aurore ne se fit plus jamais entendre mais sa mythique renommée traversa néanmoins les siècles" précise Christian Leblanc dans "Le Bel Occident"…
De cette longue et incroyable histoire et des interprétations diverses qu'elle a suscitées, il y a bien une note sur laquelle on ne peut que s'accorder : le colosse qui chantait… a fait beaucoup parler de lui, tout en associant son "jumeau" à sa renommée …
Depuis 1998, une équipe pluridisciplaine européenne-égyptienne travaille à Kôm el-Hettan sur "The colossi of Memnon and Amenhotep III temple conservation project". Dirigée par l'extraordinaire égyptologue Hourig Sourouzian, elle déploie son expertise, son savoir-faire et toute son énergie, pour redonner sa dignité et sa grandeur à ce temple. Les différents secteurs de l'Aménophium sont identifiés, les pavements réapparaissent, les bases des colonnes sont dégagées, des dizaines de Sekhmet sortent de terre, les statues royales sont remontées…
Il nous est ainsi agréable de penser que, s'il venait à Memnon l'envie de chanter de nouveau, ce ne pourrait être qu'un hymne de reconnaissance pour sa renaissance …
marie grillot